Je n’ai jamais connu un monde sans chinchillas.
Au début, ce mot, il n’existait que dans la bouche des « grandes personnes ». Grandes par leur âge, grandes à mes yeux par leur prestige. C’était un mot concept, un de ces mots-valises, comme « droit », « énergie », « liberté », chacun y bourrant ses idées, à ras-bord les idées, mais toujours différentes en fonction des voyages.
Chinchilla. Un mot sans image, sans couleur – jusqu’à ce que je quitte la maison.
Mes parents font partie de cette catégorie que l’on nomme « aisée ». Je découvrirai plus tard qu’ils payaient cher, très cher, pour leur connexion au Réseau. Pour ne jamais voir les batteries de chinchillas qui couraient nuits et jours pour nous alimenter en électricité. Ces chinchillas, ils étaient dans les zones de production, dans les sous-sols, bien au fond de la terre et bien loin de notre vue. Et nous, nous vivions dans une maison enchantée, obéissant à nos désirs par la simple pression de nos doigts. Le luxe, c’est pouvoir toujours vivre dans ce monde de passe-passe. Avoir les moyens de maintenir l’illusion.
Les moyens, en quittant ma famille, je ne les avais plus. À la fin de mes études, j’ai rejoint Transition Today. Ce n’est pas avec mon salaire de Chief Reporting Officier que je pouvais me payer une connexion au Réseau confortable. Alors, j’ai fait comme tout le monde : j’ai pris la moins chère, celle qui donne droit à une lampe et quelques minutes de douche chaude, et j’ai acheté les chinchillas au compte-goutte pour combler mes autres besoins. Je me souviens de ces heures passées à regarder les pauvres bêtes courir sur leurs roues, s’épuisant pour charger la batterie de mon téléphone, dont la barre restait désespérément basse.
Je me suis battue, et j’ai gravi patiemment les échelons. Je savais, pourtant. Anaël nous l’avait dit. Oui, j’aurais pu changer les choses, mais j’ai préféré continuer à avancer. Comment prendre le risque de tout perdre ? Mon portrait était si haut sur le Mur de la place Ozégo.
Cette dissonance, avec laquelle je me suis si longtemps accommodée, elle m’est devenue insupportable. C’est ce qui m’a décidée à vous écrire. Je ne veux pas partir sans avoir au moins essayé.
Je veux vous faire voir ce qui a été fait au nom du Mur.
Je veux vous faire comprendre la matérialité de l’énergie. La violence qu’elle suppose.
Je veux vous faire connaitre un nom : Anaël Popin.
C’est par ce nom que vous pourrez commencer à saisir l’ampleur du problème.
Je vous partage ce que j’ai pu réunir à son sujet : son journal, des notes, des témoignages.
Tout y est.
La bombe est entre vos mains. Voyons si vous saurez créer l’étincelle.