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OZÉGO : Extrait 2 – Le Mur.

J’ai plus de 45 minutes de marche pour rentrer chez moi. L’occasion de faire le point sur ce dîner, de réfléchir à cette foutue tache. Je prends la direction de la maison, et me plonge rapidement dans mes pensées ; mais mes pieds, ces traîtres, profitent de ce moment d’inattention, et, faisant fi des directives du chef cortex, me mènent au Mur de la place Ozégo. 

Maintenant que j’y suis, autant en profiter. 

Je jette un regard autour de moi. Malgré l’heure tardive, la place est bondée.  Toutes ces vies, l’espace de quelques minutes pour elle, de plusieurs heures pour eux, figées. Toutes ces vies qui se croisent chaque soir, mais qui jamais ne se mêlent. Aux coudes à coudes face au Mur, éternellement parallèles. 

Le Mur fonctionne en permanence, et ce depuis des années – le même spectacle chaque jour et pourtant, personne ne s’en lasse. Sauf peut-être ce couple, là-bas, qui le temps d’un baiser a détourné les yeux ? Non, l’étreinte est brève, et rapidement ils reprennent leur contemplation.

Je ne fais pas exception. J’ai beau me dire que je n’y reviendrai plus, je ne peux m’en empêcher, l’envie de savoir est trop forte. Et ce soir, comme tous les soirs, parmi ces inconnus, me voilà de nouveau les yeux rivés sur mon portrait.

« Chichis, chouchous, beignets ». Entre les silhouettes se faufile un marchand de rues. Il s’époumone, crie sur les statues humaines, guette les signes de dégel. Là, un bras se lève ! Ce sera deux beignets pour monsieur, et une bouteille de goutte pour les yeux. 

Il passe à côté de moi, je l’ignore. Une, deux, trois secondes, c’est bon, il s’éloigne enfin. Je peux retourner à mon analyse. Je me penche sur mon portrait et tente d’en retracer l’historique. N’a-t-il pas grandi depuis hier ? 

Je me lance dans des mesures compliquées, quand soudain, un cri me fait sursauter : à quelques personnes de moi, un garçon craque. Son portrait s’est brutalement rétréci. Ce n’est plus qu’un point, minuscule, à peine visible. Ses voisins s’écartent, comme si son malheur était contagieux. Il pleure maintenant, désespéré, honteux, si honteux – il vit sa honte sans se soucier des autres, ce soir n’existe plus que la douleur d’un portrait perdu. Licenciement, peine de cœur, perte aux jeux ? Personne ne saura la cause de sa déchéance.

Oui, personne ne connaît les critères qui influencent la fluctuation de la taille des portraits. Le salaire, le nombre d’amis, l’intitulé du poste, la taille du logement ou de la voiture ; beaucoup de théories, mais en pratique rien de certain, personne ne peut en donner la liste exhaustive. Personne, à part ceux qui ont codé l’algorithme : l’Administration. Une seule chose est sûre : tous, nous voulons être là-haut. Parmi les grands, les respectés. Avoir enfin notre place. 

J’ai trouvé le portrait de Pierre. Si haut, si grand déjà ! Son visage sourit d’ambition, semble se réjouir de sa croissance future. 

Qui aurait pu penser que nous partagions un même secret ? Comment imaginer que cet homme était taché, souillé comme moi ? Je reste là dans mes réflexions circulaires, et m’enfonce dans mes angoisses.

Le temps passe et la place se vide progressivement. Ne reste plus maintenant qu’un homme longiligne, emmitouflé dans son manteau pastel. 

Je ne lui prête alors pas attention.

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