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OZÉGO : Extrait 3 – L’ambiance dans l’entreprise.

Une semaine déjà. Une semaine pour raccorder mon minitel au Réseau. Quelque part dans une station, des chinchillas courent pour alimenter mon poste en électricité. 

L’administratif est enfin fini. J’ai passé le début de semaine à m’enregistrer sur les trois sites des Ressources Humaines. Le mercredi, j’ai réussi à boucler l’inscription au réfectoire. Ce qui m’a laissé une bonne journée pour télécharger le logiciel de l’imprimante. Bravo Anaël, une vraie graine de manager. 

Je me laisse bercer par le bruit mécanique des rouages et le sentiment du travail accompli, quand ma Aine+1 surgit, alertée par mon inactivité : « Venez Anèl, que je vous présente vos collègues. »

Je veux la féliciter pour son alexandrin, mais elle est déjà dans le couloir. Je la suis en courant.

J’apprendrai plus tard que les Aines (allant de +1 à +200 selon leur grade) sont objectivées sur l’activité de leurs inférieurs hiérarchiques. Une minute d’attente, de flânerie, et c’est leur rémunération qui s’écroule. Les Aines sont donc condamnées à courir en permanence dans l’open space. 

« Tu as rejoint le département des fonctions supports. Notre objectif : maximiser la performance des managers. »

J’essaye de la suivre, mais elle est rapide – mon souffle est court, mes poumons crissent déjà, et moi, je prends la ferme résolution de me remettre au sport.

« À ta droite, l’équipe des Chief Phone Officer, ou CPO. Ne les dérange pas, ils sont très occupés. »

Dix crânes dépassent d’une montagne de téléphones portables, qui vibrent en parfaite dissonance. Ma Aine m’explique entre deux respirations que les managers du Groupe ont un digiphone par projet. Question de sécurité des données. Le rôle des CPO est de gérer la logistique. Sachant qu’un manager peut avoir jusqu’à cinquante projets, qu’il y a en moyenne dix managers par étage, et qu’un CPO peut gérer vingt téléphones à la fois, les équipes se relaient sur des créneaux de… Elle attend ma réponse, je n’en sais rien, alors je tente un « douze » hésitant. Elle soupire et reprend sa course.  

Au travers d’un hublot, elle me pointe maintenant un être longiligne au milieu de cinquantenaires encravatés. Son visage éteint contraste avec ses bras hyperactifs, tentaculaires, pianotant frénétiquement sur une dizaine de tablettes. Une mutinerie des membres contre un cerveau endormi. 

« Voici un Chief Digital Officier, ou CDO, m’explique-t-elle. Pour éviter la diffusion de bactéries sur le lieu de travail, les managers ne doivent pas toucher les tablettes. Les CDO sont en quelque sorte leurs doigts de fonction. »

Déjà nous repartons, elle me montre une dizaine de portes, m’assomme sous les anglicismes ; je m’efforce de noter à la volée les acronymes et les mots techniques, et mes pages se noircissent de gribouillis illisibles. J’essaye d’écrire « Lin management » entre deux foulées quand elle s’arrête brutalement au niveau du couloir principal. 

Les portes d’un ascenseur s’ouvrent, et en sort un costume queue de pie au luxe douteux. 

« C’est le directeur de l’étage, Queue de pie 14. Écarte-toi. »

Son chuchotement m’agrippe et me déporte contre le mur. 

Le costume passe devant moi, indifférent. La queue de pie est gigantesque. Des adolescents la portent pour éviter qu’elle ne s’abîme au contact du sol.

« Les bras droits du Directeur, de vrais couteaux suisses, me précise ma Aine+1. »

Je tente l’humour en lui demandant s’ils font aussi tire-bouchon, mais je ne réussis qu’à lui décrocher un rictus nerveux. Je note sur mon carnet : « humour : à éviter ».

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