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OZÉGO : Extrait 4 – Le bar.

Camille est parti recommander deux pintes de Pipière, la moins chère de la carte. Elle est un peu sauvage au début, mais après quelques coudées franches elle se laisse boire docilement. Elle se vengera dans quelques heures, s’agglutinant au bas de mon ventre pour forcer la sortie. Une fois la vanne ouverte, c’en sera fini de moi, je devrai me lever toutes les vingt minutes pour l’évacuer, au risque d’éclater. N’y pensons pas pour le moment, concentrons-nous sur Camille. 

Il est là, accoudé au bar. Il tente d’attraper le serveur, qui court d’un client à l’autre derrière le comptoir. Il essaye la technique du regard insistant. Échec. Non seulement le serveur ne le voit pas, mais un essaim de testostérone en costume lui passe devant, avec un jet de postillons pour tout dédommagement. Camille me jette un regard en biais, je fais mine de regarder le plafond – ce qui n’est en soi pas très naturel. Il vérifie que je ne vois pas sa virilité malmenée. 

Rationnellement, je m’en moque complètement de cette virilité. Au contraire, quand elle est trop vaillante, elle fait ressortir ma face soumise, docile, que je déteste. Par une démonstration de force, elle ramollit mes muscles, mon esprit s’avachit, et je me vautre dans un complaisant sentiment de protection. On a vite fait de devenir une flaque de femme.

Et pourtant, quelques pintes dans le nez aidant, mon corps la demande. Il réclame une manifestation de force primaire, un usage de la violence gratuite pour imposer ses désirs au monde. J’ai le sentiment que c’est un peu moi qui les casse, les gueules, quand mon partenaire le fait. Bulletin de violence par procuration.

Pour le moment, je n’en suis pas à ce stade d’ébriété. Je n’aime juste pas sa manière de se faire malmener. Et puis j’ai soif. 

Alors je me lève, m’accoude au comptoir entre deux aisselles – c’est ça de faire 1m50 – et hèle le serveur. Il me regarde d’un air amusé, et me sert les deux pintes avec un sourire grivois. Je ne fais pas d’illusion : ce sont bien plus mes formes que ma force qui l’ont convaincu de me servir. Petite victoire tout de même. 

De retour à la table. Camille se roule une contenance, et la fume par grandes bouffées. Le sujet « Évènements de l’après-midi » a été épuisé. Il nous a bien aidé pour vider la première pinte sans avoir à aborder les sujets de discussion de repli, parmi lesquels figurent « Les collègues », « la galère des transports » et « à la cantine, ils pourraient faire un effort ».

Pour le moment, la discussion est naturelle, quoi qu’un peu superficielle. Elle se déroule tranquillement au gré des Pipières.

Deuxième pinte. Moquerie sur le Chief Passing Officer. Sa flemmardise légendaire, magnifiquement illustrée par sa fuite à roulette. Rire et regard complice. Décidément, il m’aura bien aidé, celui-là. .

Troisième pinte. Échange sur nos missions au quotidien. Sujet plié en deux minutes : j’entre des chiffres dans un minitel et lui ne fait rien. Puis critique des Aines et des Queues de Pie, assaisonnée d’une jalousie non assumée. 

Quatrième pinte. Petit blanc de gêne. Il doit penser à son échec de la commande au bar. À moi de lancer un sujet de discussion. La Pipière est montée au cerveau, et s’est solidifiée sous forme de coton au contact de mes neurones. 

Dans ce silence ouaté, je repense aux annonces. « Si les prévisions de nos ingénieurs sont vraies, nous n’aurons plus d’électricité d’ici quelques mois ».  Que va-t-on devenir ? Allons-nous nous entretuer pour les derniers chinchillas ? Un regard posé sur le bar, les rires et les visages insouciants, les odeurs de mousse piquées de sueur, les aller-retours du serveur suffisent à m’apaiser. Pour l’instant, rien n’a changé.

Durant cette parenthèse d’angoisse, le temps s’épaissit. Je sors ma première carte de repli : les études. Le système éducatif, objet de critique universellement partagé. Il faut dire qu’à l’école, on en a vraiment bavé. 

À 9 ans, la course commence. La Grande Course Magistrale. Le service Education de l’Administration envoie par la poste le sujet de l’année à chaque étudiant. Un sujet par niveau. L’élève a 1 an pour étudier le sujet, par ses propres moyens bien évidemment. Tout est permis : livre, internet, voyage, appel à un ami universitaire…Il rend un mémoire à la fin de l’année scolaire, le 1er juillet. Le devoir est noté par l’armée de professeur de réserve, réquisitionnée pour l’occasion. Le premier quart passe au niveau supérieur et recommencera la même épreuve l’année suivante, avec un sujet toujours plus complexe. Les recalés sont placés dans les filières spécialisées. Et ainsi de suite, jusqu’à ce qui n’en reste plus qu’un, qui recevra une éducation d’élite pour devenir Président de l’Administration.

L’objectif est de rester le plus longtemps possible dans la Course. Plus on tient, plus on aura une formation qui donne accès à de hautes fonctions. 

« Tu t’es arrêté où toi ? »

« Moi, c’est la philosophie qui m’a tué. Tu sais, l’année où on a eu un sujet un peu existentiel. « Celui qui est…» un truc du genre », me répond Camille, d’un air évasif.

« Celui qui dit l’est-il-vraiment ?. »

« Exactement. Alors que l’année d’avant, j’avais été major pour Fricadel ou Free Cadel (Evans). »

« Il était dur celui-là en plus. Perso je me suis fait sortir quelques années après, à 25 ans.« 

Le regard de Camille a changé, me semble-t-il. D’amical, il est maintenant intrigué – ou plutôt intéressé. Ces diplômes semblent avoir bouleversé ma physionomie. Il essaye de siffler pour marquer son respect, mais aucun son ne sort de sa bouche en cœur. Il se contente d’une simple moue et me demande sur quel sujet j’ai été éliminée de la Course.

« La truie morte à Delle. J’ai alors rejoint la filière spécialisée MBA Commerce (Master of Big Accumulation). J’y ai étudié la finance pendant 4 ans. »

La cinquième pinte m’achève. Je ne sais plus vraiment ce qu’on se dit, mais je sens que la discussion a pris un tournant plus personnel. 

Nous parlons à voix basse maintenant. Il chuchote, je ris, ses yeux s’allument, mon verre se vide, la musique forte, un nouveau rire, je vois mes mains, une porte, sa bouche, des pièces, une clef, du noir et un goût de moite. Une belle soirée.

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